Répertoire


Le répertoire balinais de pièces musicales et/ou danses joué par le Gamelan Bintang Tiga nous est présenté et contextualisé ici par Kati Basset, spécialiste du sujet (ethnomusicologue (gamelan), ethnologue (cultures de Bali et Java)) et cheville ouvrière essentielle de la formation de ce gamelan et de son développement.

Kati Basset :

Gamelan et gamelan Gong Kebyar : instrument collectif

Né au XXe siècle, le gamelan nommé Gong Kebyar est un ensemble combinant des éléments du gamelan Gong pour le rituel et d’autres gamelan pour la danse narrative et le théâtre dansé. Il est donc polyvalent, apte à interpréter toutes sortes de répertoires antérieurs, les pièces proprement Kebyar et les créations ultérieures. Ce qui en a fait le gamelan standard balinais.

Les divers gamelan — prononcer gamelan(e) — de différentes régions de l’archipel indonésien, quelque soit leur matériau sonore (percussions en bronze, fer et/ou bambou ou même voix humaines) se définissent par leur seul élément commun : il s’agit d’un « instrument collectif » (clavier collectif, carillon collectif, batterie collective), constitué d’éléments (ricik) non autonomes. C’est-à-dire un concept inverse de celui de l’orchestre (réunion ponctuelle d’individus munis de leurs instruments individuels). On dit d’ailleurs jouer « du gamelan », et non de tel ou tel ricik.

Dans la tradition originelle, les groupes de gamelan balinais sont uniquement masculins et constitués de corps sociaux préalablement existants. Le style musical balinais est celui qui pousse le plus loin l’aspect « instrument collectif », avec une interdépendance maximale entre les musiciens : les notes des motifs mélodiques dans les parties aiguës sont partagées entre 2 musiciens – le terme générique pour ces techniques est kotèkan ; les musiciens du couple de tambours tressent leurs rythmes de timbres en quelque sorte « en canon ». La combinaison des parties tressées résulte en une ligne de frappes régulières, sans silences, comme une ligne de pointillés sonores, différenciés par leurs timbres ou leurs notes (hauteurs de sons). Ce qui est bien différent des « phrasés » rythmiques et mélodiques de la musique occidentale.


Danses et musiques rituelles des citoyens

Ces répertoires sont interprétés par des groupes de citoyens et citoyennes traditionnellement non entraînés, car ils sont traditionnellement réservés aux moments des rituels (comme ses autres composantes, les offrandes et les mantra) et constituent un devoir rituel accomplit en tant que corps social — un véritable corps collectif — en relation à l’univers, conçu comme un « corps cosmique ». 

Musique et gestuelle sont relativement sommaires, intuitifs et répétitifs, mais les connaisseurs en viennent généralement à préférer ces répertoires fondamentaux et majestueux, de construction parfaitement équilibrée.  La musique est composée — donc la danse lui obéit — mais elle est conçue pour s’ajuster à la durée imprévisible d’actions non musicales conjointes (consécrations, processions…).


Musique Balaganjur itinérante

Musique martiale et de procession, pour gamelan Bebonangan portatif, constitué d’un carillon de gongs et d’une batterie  collective (paire de tambours et paires de cymbales jouant en polyrythmie/motifs rythmiques imbriqués entre eux). Le carillon de petits gongs mélodiques réyong (quatre notes, une par personne) a été ajouté ultérieurement mais est devenu traditionnel. A partir de la fin du XXe siècle, les créations profanes de Balaganjur se sont multipliées, les ensembles ayant été mis dans les mains des jeunes pour les socialiser dans la tradition.


Musique cérémonielle Lelambatan

Longues suites pour grand gamelan Gong ou Gong Gedé. Les cycles, d’abord longs et lents (lambat) vont en se resserrant, une contraction qui est le sens du sacré (retour bali/wali au point d’origine cosmique) ; les derniers mouvements sont des ostinatos circulaires (musique répétitive) dont la durée peut s’adapter à celle d’un acte rituel, notamment un sacrifice purificateur. Des versions modernisées des suites Lelambatan se sont popularisées ; ainsi Bintang Tiga joue la version kebyarisée de la suite « Galang Bulan » (voir Kebyar plus bas).


Baris : danses guerrières collectives

Baris (de baris, « ligne », « formation martiale ») est le nom des danses guerrières collectives, sacrées, dont la musique fortement scandée a été conçue pour les grands gamelan appelés Gong ou Gong Gedé. Autrefois, il existait quantité de Baris sacrés identitaires, propres à certains villages, avec des variations de mélodie et de chorégraphie sur un même style musical. Seuls quelques uns perdurent, tandis que s’est standardisée une version nommée Baris Gedé, qu’a adoptée Bintang Tiga.


Réjang Déwa et Pèndèt : danses rituelles féminines

Les genres Réjang et Pèndèt désignent de gracieuses danses rituelles pour les temples, exécutées par des groupes féminins en classes d’âge, accompagnées par les gamelan Gong ou Gong Kebyar. Comme le Baris Gedé pour les Baris, Réjang Déwa et le Pèndèt choisies par Bintang Tiga sont des versions devenues dominantes, « académiques », parmi une variété de Réjang et Pèndèt identitaires.


Formes musicales Gilak

Gilak est le nom d’une des formes métriques des cycles musicaux (gongan). Très classique, elle convient aux musiques martiales ou de marche (comme Balaganjur et Baris), car, asymétrique, elle « avance » (majalan) ; chaque musicien joue une note sur deux dans l’ornementation mélodique aux parties aigües (kotékan nyog cag).

Tabuh penutup - Bintang Tiga - Live 2011

Bintang Tiga a plusieurs Gilak à son répertoire, dont « Gilak Baris », et, utilisé comme pièce finale (tabuh penutup) « Selisir » ou «Kelisir», qui dans les temples conclut les sacrifices en fin de rituels.


Du rite citoyen au divertissement spectaculaire

Tjak ou Kècak Dag : gamelan vocal et chœur chorégraphié

A l’origine, chœur masculin des rites de possession Sanghyang, le Tjak ou Kècak alterne des polyrythmies complexes scandées sur des onomatopées — tjak tjak tjak et d’autres — et de puissants chœurs unissons aux paroles incompréhensibles (surtout constituées du chant des voyelles-notes de musique), le tout sur des cycles métriques de gamelan dont les timbres sont imités vocalement.

Dans les années 1930, chorégraphié en cercles concentriques avec danse des bustes et bras, avec un meneur (dag) plus ou moins dansant, et l’ajout de solos de poésie classique chantée, il est devenu une sorte de « sport musical » profane, aux vertus d’exutoire émotionnel et de cohésion sociale : c’est la version ancienne adoptée par Bintang Tiga, qui à Bali peut compter de 50 à 5.000 hommes.

Cependant, de nos jours le public ne connaît guère que le Kècak Ramayana inventé à l’académie de Denpasar dans les années 1960-70, surnommé « danse des singes » pour les touristes et le public étranger, où le chœur sert d’accompagnement à un ballet narratif.


Danses classiques pour danseurs entraînés

Elles sont réservées à des individus ayant suivi un apprentissage qui a transformé leur corps, devenu hyper articulé et autonome, complet à lui-seul, c’est-à-dire un microcosme, buwana alit, de structure identique au cosmos Buwana Ageng (à la différence des simples citoyens qui dansent comme « membres » de corps collectifs).
Le maniement des pièces du costume, du rideau et des parasols (même en leur absence) font partie du vocabulaire de la danse classique.
La musique obéit à l’improvisation des danseurs ; la gestuelle lance par moments des accentuations cadencées angsel que le tambour directeur doit soutenir tout en les signalant au reste du gamelan, lequel suit en syncopant sa ligne mélodico-rythmique.

Topèng : théâtre dansé et masqué

Topèng Tua - Bintang Tiga - Live 2011

Dans sa forme rituelle donnée pendant l’office d’un grand-prêtre, le Topèng Pajegan est à l’origine interprété par un seul comédien-danseur qui change de masque et il doit se terminer par le masque sacré Sida Karya. Comme divertissement, il réunit plusieurs comédiens-danseurs, souvent cinq (Topeng Panca). Deux ou trois danses pures faisant partie du répertoire de Bintang Tiga précèdent toujours la partie narrative : « Topèng Keras » (archétype de ministre courageux), « Topèng Keras Bancuk » (ministre comique), « Topèng Tua » (ministre âgé) ; les deux dernières comportent du mime libre.


Baris Tunggal : solo virtuose de danse guerrière

Ce solo (tunggal, « unique ») en trois parties constitue un développement virtuose des danses guerrières collectives Baris. Malgré sa difficulté technique et sa longueur, c’est par le Baris Tunggal que commence l’apprentissage des petits garçons qui veulent être réellement danseurs. 

Extrait vidéo du concert sur la place Bargemon - Marseille, Jeudi 9 Mai 2009 dans le cadre du festival Les musiques du GMEM - morceau Baris
envoyé par sergelourie.  


Musiques et danses Kebyar : style virtuose né au XXe siècle

Le style Kebyar est apparu vers 1915, quand les villageois ont hérité des grands gamelan des palais ruinés par la colonisation. Cela a permis au peuple une révolution artistique : une musique, puis un style de danse « purs », c’est-à-dire indépendants du rituel et du théâtre dansé, coïncidant aussi avec l’adoption des notions occidentales d’art, d’artiste et d’auteur. 

Né de compétitions de virtuosité technique entre des groupes de gamelan villageois, puis royaux, le répertoire Kebyar reste de nos jours une musique de concours, enrichie de nouvelles compositions lors des sélections pour le festival annuel Pesta Seni Bali. Les pièces qui ont eu le plus de succès ouvrent aussi les spectacles de danse et de théâtre dansé. 

Le gamelan Gong Kebyar polyvalent a été inventé pour servir le nouveau style Kebyar, car les pièces Kebyar sont construites comme des patchworks de multiples styles de différents répertoires antérieurs. En prélude, ou en interlude dans ces pièces, les passages proprement kebyar ("explosion", "éclosion") sont non mesurés et font éclater la texture en solos de parties (ricik), contre toute tradition. En retour, presque tous les répertoires antérieurs au Kebyar se sont enrichis de versions ainsi "kebyarisées".

Le style de danse Kebyar a d’abord été une esthétisation du geste instrumental sur les ricik des gamelan, donc dansé assis en tailleur. Dans le corps du danseur (ou danseuse) de Kebyar, même debout, chaque détail de la musique est lisible, marqué par les plus infimes parties du corps (yeux, phalanges) qui, de plus, vibre à la plus haute fréquence de frappe du gamelan.

Pièces musicales Kebyar : musique d’art et de concours

Au répertoire de Bintang Tiga, l’ancienne pièce « Ujan Mas » (Pluie d’Or), puis « Genta Suri » (acronyme de « Carillon de la Voix de la République d’Indonésie ») sont des pièces de concours/concert plus anciennes que « Sekarini » (de sekar, « fleur »). « Galang Bulan » (« Pleine Lune ») est la version kebyarisée de la suite classique Lelambatan de même nom.

 

Genta suri - Bintang Tiga - Live 2011

 

Sekarini - Bintang Tiga - Live 2011

 

Danses du XXe siècle

  • « Margapati » est un classique de la danse Kebyar, composé en 1942 par Nyoman Kaler. La gestuelle figure un personnage guerrier de jeune âge. Le style bisexué ou hermaphrodite (bebancian) de la gestuelle et du costume, ainsi que le caractère adolescent, instable, passant par diverses émotions, sont typiques des premières danses Kebyar. Littéralement, marga pati signifie « voie de la mort » : la mort au combat est la voie de salut pour les guerriers Kastrya, qui purifie leur karma. Dansé par une fille, Margapati peut rappeler le personnage de Srikandi dans l’épopée Mahabharata : une jeune fille qui a voulu mourir pour renaître en homme guerrier, Srikandi — le nom Sri symbolise le féminin et la Déesse, l’énergie sakti. Srikandi est mort au combat en défendant l’ordre Dharma aux côtés de Pandawa et en vengeant l’humiliation subie dans sa vie antérieure en tant que jeune fille séduite et abandonnée. Il existe aussi une danse Kebyar titrée « Srikandi ».
  • « Panyembrama » est une chorégraphie moderne, kebyarisée, pour groupe ou solo féminin. Elle a été composée comme substitut profane aux danses féminines sacrées (Rèjang, Pèndèt), pour l’accueil des personnalités et des touristes ; son style est par conséquent beaucoup plus calme et monotone que celui des danses Kebyar proprement dites.


Kati Basset